Chapitre XV
Tout d’abord, une bande verte s’était détachée sur l’horizon, montant lentement dans le ciel et repoussant le bleu sombre de la nuit. Puis, brusquement, tels les faisceaux de gigantesques projecteurs, les rayons du soleil avaient fusé en larges rais d’or. À son tour, l’astre du jour avait jailli, comme sorti de la mer, et aussitôt la nature tout entière en fut illuminée.
Morane se secoua dans ses vêtements encore humides de son bain nocturne, et il tenta de secouer l’engourdissement qui s’était emparé de lui.
« Si après cela, pensa-t-il, il ne contractait pas une bonne pneumonie, c’est que, réellement, il était construit en acier galvanisé. »
Ce qui se passait sous lui, dans la vallée, devait cependant le détourner de ses préoccupations quant à sa santé. Une dizaine d’hommes pauvrement vêtus avaient ouvert la porte du hangar pour pousser les avions à l’entrée de la piste. Il y avait là trois vieux Spitfire au fuselage agrémenté d’une tête de dragon peinte en rouge.
Toujours ligoté, Doyle regardait lui aussi. Bob enleva le bâillon qu’il avait serré sur la bouche de son prisonnier, et il demanda, en désignant les appareils :
— Ces masques de dragon peints sur le fuselage, que veulent-ils dire ?
— C’est l’emblème de l’Empereur de Macao, répondit l’Anglais.
— Pourquoi un dragon ?
Doyle eut un geste d’ignorance.
— Je serais bien en peine de vous répondre. Vous savez, les Chinois aiment assez les dragons et les autres animaux de ce genre, qu’ils existent ou non… Ce sont de petits compliqués, les Chinois, et sans doute Monsieur Wan l’est-il aussi…
— Bien sûr, reconnut Morane. À condition toutefois que l’Empereur soit un Asiatique. Après tout, personne ne le connaît autrement que de nom…
Une expression de surprise intense se peignit sur le visage de Doyle.
— Vous ne supposeriez quand même pas, commandant Morane, que Monsieur Wan pourrait être un Européen ?
Pendant un moment, le pilote demeura songeur, puis il secoua la tête et continua :
— Non ! Non ! Ce n’est pas possible… Tout dans les réactions de l’Empereur de Macao, son goût pour les tortures raffinées, pour le mystère, indique que c’est bien un Asiatique. Il y a aussi le fait qu’il ait choisi un dragon pour emblème.
— Un dragon, fit Bob avec un petit sourire. Cela lui va bien, il faut le reconnaître.
Il songeait aux paroles de Tai-Min, la lépreuse, qui, en parlant de Monsieur Wan, avait dit : « Lui pareil dragon… Pareil dragon… »
Et, tout à coup, Bob sursauta, comme si une vérité venait de se faire jour en lui.
— Comment dit-on dragon en chinois ? interrogea-t-il à l’adresse de Doyle.
Celui-ci réfléchit pendant un instant.
— Attendez, fit-il. Dragon en chinois !… J’ai le mot sur le bout de la langue… Ah ! j’y suis c’est…
Un vrombissement sonore couvrit la dernière parole de l’Anglais. Là-bas, dans la vallée, les aides venaient de mettre en marche les moteurs des trois Spitfire n’attendaient plus maintenant que leurs pilotes pour décoller.
Sam Ling sortit de son habitation et se dirigea vers les trois cabanes servant de gîte aux aviateurs. Dans les deux premières, il trouva effectivement ceux qu’il cherchait, car presque en même temps les deux pilotes asiatiques firent leur apparition, tout harnachés. Pourtant quand Ling visita la troisième cabane, il en alla autrement. Bien entendu, il ne trouva pas Doyle et ressortit en proie à une vive agitation. Il interrogea les deux autres pilotes et aussi quelques aides, mais n’obtint d’eux que des signes d’ignorance.
D’où il se trouvait, tapi parmi les rochers, Morane pouvait assister à toute la scène, et il devina que le moment crucial approchait. Déjà, Sam Ling avait envoyé des hommes dans plusieurs directions, et notamment vers le whar, à la recherche de l’absent. Au bout d’un moment, un des émissaires revint vers Ling en faisant de grands gestes et en poussant des cris que Bob ne comprit pas. Il devina cependant que l’absence du canot coulé par lui, la nuit précédente, venait d’être découverte, prouvant la fuite de Doyle.
Sam Ling avait eu un mouvement de violente colère. Il jeta un coup d’œil à sa montre, hésita quelques instants, puis il lança un ordre aux pilotes asiatiques qui, aussitôt, prirent place à bord de deux des Spitfire. Quelques secondes plus tard, ceux-ci roulaient le long de la piste en direction de la mer, pour décoller et s’éloigner vers l’horizon. Ils ne furent bientôt plus que deux petites silhouettes qui se fondirent dans le lointain.
* * *
Sam Ling avait regagné son habitation. Les manœuvres avaient disparu à l’intérieur du hangar. Seul le troisième Spitfire, son moteur tournant au ralenti, était demeuré au bord de la piste. Morane comprit que l’instant d’agir était venu. Tirant son poignard de sa ceinture, il trancha les liens de Doyle et dit :
— Cette nuit, j’ai coulé un canot dans la baie afin de faire croire à votre fuite, mais il reste d’autres embarcations amarrées au wharf. Il vous suffira de vous emparer de l’une d’elles et de filer en direction de la côte qui ne doit pas être très éloignée.
— Rassurez-vous, commandant Morane, je me débrouillerai, répondit Doyle en se relevant.
Brusquement, sans que rien n’ait pu faire prévoir son geste, Morane frappa l’Anglais d’un dur crochet du droit à la mâchoire. Doyle tomba en arrière sur le dos et demeura immobile.
— Je regrette, mon vieux, fit Morane en frictionnant son poing endolori. Je ne voulais pas courir le risque de te voir me jouer une entourloupette à la dernière minute. J’ai préféré t’endormir momentanément.
Bob se pencha rapidement vers l’homme inanimé et lui glissa son poignard dans la ceinture. Quand Doyle tenterait de quitter l’île, il ne se trouverait pas complètement dépourvu d’arme.
Depuis que Morane l’avait capturé, la nuit précédente, Doyle s’était montré docile et n’avait pas un seul instant tenté de résister. Aussi Bob jugeait-il lui devoir un peu de reconnaissance.
Sans s’attarder davantage, Morane se détourna et se mit à descendre le flanc de la vallée sans prendre soin de se dissimuler. Il lui fallait faire vite et atteindre le Spitfire tant que celui-ci demeurait disponible. Dévalant la pente à toute allure, il atteignit l’aire débroussaillée servant de champ d’atterrissage. Sans regarder ni à gauche ni à droite, il se mit à courir en direction de l’appareil. Il n’était plus qu’à une centaine de mètres de celui-ci quand, soudain, un manœuvre jaillit du hangar et se précipita sur lui. Surpris, Bob faillit se laisser saisir. Seul, un pas de côté lui permit d’échapper à son adversaire. En même temps, il tendait la jambe en avant et faisait trébucher le Chinois pour, aussitôt, du tranchant de la main, le frapper derrière l’oreille. Le manœuvre s’écroula et demeura la face contre terre.
Déjà, Morane allait s’élancer à nouveau vers l’appareil quand une voix, derrière lui, l’immobilisa.
— Les mains en l’air et, surtout, ne faites pas un seul geste.
Lentement, Bob leva les bras et se retourna. À une vingtaine de mètres de lui se tenait Sam Ling, qui braquait une mitraillette dans sa direction.
— Vous tentiez sans doute de vous emparer de cet appareil, n’est-ce pas ? fit Ling. Peut-être aussi êtes-vous pour quelque chose dans la disparition de Doyle. Vous allez savoir ce qu’il en coûte de vouloir contrecarrer les plans de l’Empereur de Macao.
Morane vit le doigt du Chinois se crisper sur la détente de la mitraillette. Sam Ling allait faire feu, et Bob comprit qu’il ne pouvait plus rien tenter pour sauver son existence. Il s’attendait à ce que les balles le frappent. Pourtant, rien ne se passa. Là-bas, du côté de Sam Ling, il y avait eut un petit choc sourd, à peine perceptible. Ling lâcha son arme, demeura un instant debout avec, sur ses traits, une expression d’intense surprise. Puis il tomba brusquement en avant, d’une seule pièce, à la façon d’un mannequin de bois. Dans son dos, un long poignard, dont seul le manche dépassait. Mais Bob ne regardait plus ni le poignard, ni le corps inanimé de Sam Ling. Il n’avait d’yeux que pour Doyle, qui se tenait debout à quelques mètres du Chinois… Doyle souriait. Il s’avança et ramassa la mitraillette en disant :
— Peut-être ne le saviez-vous pas, commandant Morane, mais avant d’entrer dans l’aviation, j’étais boxeur et ai appris à encaisser. N’empêche que cette droite que vous m’avez collée là, c’était du cousu-main. Heureusement, je récupère vite.
Le canon de la mitraillette était à nouveau pointé vers Morane. Pourtant, Doyle ne semblait pas prêt à faire feu. Du canon de l’arme, il désigna le Spitfire et dit :
— Allez-y, commandant Morane. Les autres ont pas mal d’avance sur vous. Rejoignez-les et montrez-leur ce que vaut un gars de l’Armée de l’Air. Envoyez-leur une bonne giclée de maillechort de ma part. Bonne chance !
Bob eut aimé serrer la main de l’Anglais, auquel il devait présentement la vie, mais il savait que ce n’était guère le moment de s’attendrir.
— Merci, Doyle, dit-il. Comptez sur moi pour mener la partie dure à ces bandits. Mais vous, vous en tirerez-vous ?
Le pilote frappa du plat de la main sur la crosse de la mitraillette.
— Avec ce joujou, on se sent moins seul, fit-il. Je m’en tirerai, soyez sans crainte. Et puis, si je péris, j’aurai payé mes erreurs passées. Bonne chance, commandant Morane.
Le temps pressait, et Bob comprit qu’il était inutile de parler encore.
— Bonne chance, Doyle, dit-il à son tour. Et à charge de revanche. Je reste votre débiteur.
Morane se détourna, courut vers le Spitfire et grimpa à bord. Une demi-minute plus tard, l’appareil bondissait en plein ciel.